Loire fleuve tropical

La Loire, fleuve tropical

Robert CORILLION (1908 - 1997), Maître de Recherche Honoraire du C.N.R.S.


Botaniste éminent de notoriété mondiale, Robert CORILLION a, en particulier, dressé un inventaire de la flore du Val de Loire. Il avait fait une conférence sur ce thème lors du Congrès de la fédération des Sociétés savantes de Maine-et-Loire en 1984 et avait donné à La Sauvegarde de la Loire Angevine, lors de sa création, le texte de celle-ci. Pour l'avoir retrouvé récemment, ce texte est toujours d'actualité et devrait susciter l'intérêt des amoureux de ce grand fleuve. Homme de grande culture, Robert CORILLON évoque la vision ligérienne de grands écrivains avant d'aborder l'aspect plus scientifique du sujet.
Nous avons pris la liberté d'inclure quelques photographies destinées à illustrer les noms scientifiques cités par l'auteur.


Je voudrais que nous nous arrêtions aujourd'hui quelques instants sur ces grèves de la Loire sans lesquelles notre fleuve ne serait pas ce qu'il est : ni pour les scientifiques possédés par le désir et la joie de connaître ni pour les écrivains et poètes en quête d'émotions esthétiques.

M'adressant à un auditoire où les disciplines à caractère littéraire - au sens le plus large - sont particulièrement à l'honneur, je voudrais vous livrer , en prologue, les résultats d'une brève enquête auprès de quelques-uns de nos écrivains les plus prestigieux, auprès de ceux, du moins, qui passent pour avoir le mieux scruté la personnalité de la Loire.
Qu'ont‑ils vu et retenu de sa végétation et de ses sables ?
Pourquoi ne pas l'avouer, dans plus d'un cas j'ai été déçu. Déçu d'observer que là où, entre Orléans et Nantes , quelques 1500 espèces de plantes participent à l'ornementation de la Vallée et à l'élaboration de végétations si diversifiées, si peu de choses ait été perçu de leur part ....)

La Fontaine écrit à sa femme le 3 septembre 1663 , à une époque de l'année favorable à l'observation du lit et des rives de la Loire . Il a suivi la levée, d'Orléans à Tours. Cet observateur du monde animal et humain s'attarde à une description précise des levées, de leur rôle et de leurs conditions d'entretien, à l'évocation des risques encourus par les riverains à la montée des eaux. Il exalte, assurément, au passage, les mérites de la Loire cette rivière qui répand "son cristal avec magnificence " et "arrose un pays favorisé des cieux " "douce quand il lui plaît, quand il lui plaît si fière " mais le paysage végétal est étranger à notre fabuliste

Comme il l'est à Madame de Sévigné qui descend la Loire , le 9 mai 1680, en utilisant le "coche d'eau". La saison ,il est vrai, ne se prête pas encore à la contemplation des grèves :
"Je n'ai jamais rien vu de pareil à la beauté de cette route" avoue la marquise mais le monde végétal ne tient aucune place dans la relation de voyage destinée à Madame de Grignan.

Il ne fait timidemnt son apparition que plus tard, surtout au XIXèxne siècle, notamment chez Balzac, Stendhal et Flaubert, Balsac a laissé de très belles pages sur la Loire et la basse vallée  de l'Indre. Au cours d'un voyage en mars 1814, il parvient à l'embouchure de la Cisse (qui est au Val de Touraine ce que l'Authion est au Val d'Anjou). Près de Vouvray, il est sensible à la "senteur des saules qui bordent le fleuve et ajoute de pénétrants parfums au goût de la brise humide ", aux "lignes de peupliers qui parent les rives de leurs dentelles mobiles " ………C'est tout.

En 1837, Stendhal trouve les bords de la Loire monotones : "toujours la pâle verdure des saules et des peupliers" dit-il, "je ne voyais que de petits peupliers et des saules, pas un arbre de 60 pieds de haut, pas un de ces beaux chênes de la vallée de l'Arno"...

Flaubert, en 1847, parcourt la vallée à pied, sac au dos, bâton à la main, avec son ami Maxime du Camp , ce qui est bien la meilleure manière, vous en conviendrez, d'observer la Nature et la flore. Le paysage est joli et il décrit " les îles oblongues avec leur couronne de peupliers et leurs franges de roseaux "

Toujours les peupliers !

Et voici Victor Hugo, en juillet 1843, qui ne perçoit qu'une "eau jaune, des rives plates, des peupliers partout, voilà la Loire " dit-il. Et il s'en prend au peuplier : "c'est le seul arbre qui soit bête. Il masque tous les horizons de la Loire (ce n'était pas l'avis de Balzac qui voyait à perte de vue les belles campagnes de Touraine ). "Le long de la rivière, dans les îles, au bord de la levée, au fond des lointains, on ne voit que des peupliers " (Que dirait-il aujourd'hui ? )

Il y a pour mon esprit, ajoute Hugo, je ne sais quelle ineffable ressemblance entre un paysage composé de peupliers et une tragédie écrite en alexandrins. D'où la sentence : "Le peuplier est comme l'alexandrin, une des formes classiques de l'ennui " !

Comment, en juillet, Victor Hugo n'a-t-il perçu les grèves et leurs coloris changeants si bien évoqués par Maurice Genevoix? Les taches d'émeraude des dépressions du lit mineur, les liserés et dentelles végétales festonnant le contour des grèves ?
Aucun des auteurs cités n'a vu, en Touraine, les parois de craie qui, sous l'action du soleil deviennent, comme les grèves, des foyers de lumière et de chaleur. Aucun n'a noté la variété des essences méridionales (tel le chêne vert ou l'alaterne et quelques autres ) qui s'adossent aux blanches falaises de Rochecorbon, Marmoutier, Vouvray, ces "coteaux d'une plus douce Grèce " dirait Alain Debroise, et valent bien,vous en conviendrez, les chênes de l'Arno ?

C'est avec Julien Gracq que je trouve enfin des motifs de satisfaction et que je pénètre dans mon sujet.

Suivons notre compatriote sur les grèves de l'île Batailleuse, au pied de Saint-Florent-le-Vieil, "Grèves de la Loire dans l'île Batailleuse.....dès qu'on est couché au niveau de l'eau,...... les berges s'ensauvagent et les heures passent au long d'une espèce d'Orénoque ou de Sénégal..... troué de grèves".
"La grève émergée, hersée en tous sens par les courants et les remous de l'hiver, est comme un graphique étalé au plein jour du jeu complexe et puissant des muscles du grand fleuve : lès de vase fine, craquelés au grand soleil comme les limons du Nil, crêtes rudes et écailleuses de gros graviers et de cailloutis ……sable fin des versants abrités,doux comme celui d'une dune"…
"Quand on remonte sur la berge, après le sable encore brulant, l'herbe, sous les pieds, est froide et déjà nocturne :la menue coulée de Sahara qui se tord au long de ce Niger s'arrête , tranchée net " .

L'Orénoque, le fleuve Sénégal, le Niger et jusqu'au Sahara noms évocateurs que je retrouve aussi dans Loire-Lyre, d'Alain Debroise, nous voilà projetés sous d'autres climats.

Est-ce là exagération ou fantaisie de poètes sous le charme ? Que non pas.

Il faut le constater au passage : relier nos grèves au monde tropical, déceler, sans être spécialiste, un rapport étroit entre l'activité hivernale du fleuve et la diversité estivale du milieu, relève d'une vision subtile de la Nature.
Dans cette sorte de prescience, ne fallait‑il pas que, parnti beaucoup d'autres, nos poètes ligériens tinssent la première place ?
L
es lès de vase craguelée, les crêtes de graviers, le sable fin, vus par Julien Gracq, ce sont les nuances mêmes du milieu physi­que auxquelles correspondent autant d'ensembles végétaux distincts, définis par les botanistes et phytosociologistes dans leur analyse du tapis végétal.

L'intuition poétique ouvre ici la voie à la vérité scientifique.

I – Généralités sur le climat ligérien.

La Loire Tropicale, la formule étonne. Elle est employée depuis peu, dans le cadre précis des grèves, par quelques-uns d'entre nous, et pour nous, botanistes et écologistes de la Loire.
C'est que l'étude climatique des sables, en période estivale, révèle l'existence de conditions thermiques exceptionnelles. Corré­lativement, la composition de la végétation dont ils sont le sup­port montre d'évidentes analogies avec celle de régions plus chaudes, méditerranéennes et tropicales.

Le microclimat des grèves de la Loire s'inscrit dans un type de climat plus général dont je voudrais rappeler les traits essentiels.

Paspalum paspalodes..........................................................................................Amaranthus graecizans

Il existe un climat ligérien, variété particulière du climat atlan­tique français. Dans aucune autre région de notre pays, l'influence maritime ne s'­exerce plus avant vers l'intérieur que sur le cours occidental de la Loire, jusqu'à l'Orléanais : " le climat de la Vallée est dans l'obéissance de la mer" disait René Bazin.
En effet, de l'estuaire à la Sologne, les amplitudes thermiques sont toujours plus faibles que celles des régions contiguës du nord et du sud de la Loire. De plus, la Vallée bénéficie d'une ré­duction du nombre moyen de jours de gelée ( Angers, 49 jours, pour 53 jours à Poitiers, 58 à Angoulême ).
Le dessin de la ligne isotherme annuelle de +11° enserre étroite­ment la Loire comme un doigt de gant, de la côte atlantique jusqu'aux abords d'Orléans. Elle ne s'avance autant vers l'est, en s'éloignant du littoral, que beaucoup plus au sud , sur le cours de la Dordogne, en amont du confluent de la Vézère.
Ajoutons cette particularité du trimestre le plus chaud de l'année (juin-septembre) où la température moyenne à la latitude du Val demeure quasi constante (Orléans18°03, Nantes18°13), ce qui permet la maturation de la vigne dans l'ensemble du Val.
A la pénétration du climat atlantique vers l'amont répond une avancée exceptionnelle de nombreuses espèces de la flore at­lantique vers la Touraine et la Sologne. J'en ai donné la liste ailleurs et je ne citerai ici que le chêne tauzin ( Quercus pyrenaica ) si représentatif des régions ibéro‑atlantiques, depuis le Rif marocain jusqu'aux Pyrénées cantabriques et au bassin aquitain où il s'associe aux végétations des landes et des pinèdes.
De plus, la douceur relative des conditions climatiques de Nantes à la Sologne est attestée par le caractère méridional de diverses cultures de pleine terre de la plaine alluviale.
Enfin, un lot important d'espèces sud‑européennes et méditerrané­ennes ( sensu lato) atteint sur les hautes rives et les coteaux de la Loire leur limite nord absolue comme on peut le voir aux abords de Saumur‑Fontevraud, de Chinon ( pour le Véron) et de Tours (pour la Champeigne).

II – Mésoclimats et microclimats ligériens.

C'est dans cette atmosphère de la Vallée, favorable en elle-même à l'installation d'espèces végétales de régions plus chaudes que la nôtre, que viennent s'insérer ces enclaves climatiques favorisées : les mésoclirnats et microclimats ligériens.
Un mêsoclirnat ( climat local au sens du géographe De Martonne) est celui d'une forêt, d'un versant, d'un coteau crayeux exposé au midi, c'est encore celui du lit mineur de la Loire enserré entre ses levées et hautes berges.
Un microclimat (écoclimat d'Uvarov) évoque un site particulier d'extension parfois très réduite : un abri de rocher, l'ornbre d'un versant, l'intérieur d'une maison, le sol d'une grève dénudée ou partiellement occupée par la végétation.

C'est ce dernier que je voudrais analyser brièvement.

Parmi les traits particuliers du microclimat d'un sol sablonneux présominent les grandes variations de températures observables à la surface entre le jour et la nuit. Elles vont en s'atténuant à faible profondeur. Vers 50cm de la surface, l'échauffement journalier n'est plus perceptible.

Le graphique 1 que vous avez sous les yeux montre l'amplitude de telles variations sur les grèves ( mesures prises aux Ponts-de­Cé, au début d'un mois de septembre chaud ).Les courbes corres­pondent à des relevés au sol, à 10 cm et à 40 cm de profondeur.

Un autre caractère du microclimat est donné par l'augmentation de la température pendant la journée lorsqu'on se rapproche du sol bien ensoleillé. A 1/10 ème de mm d'un corps chaud dont la surface est maintenue à 90°C, on mesure seulement 80°C, valeur qui descend à environ 60°C à 1mm au-dessus de la surface chaude. Entre ce premier millimètre et 1 centimètre au-dessus d'elle, la bais­se de température dépasse souvent 6 degrés.

Il y a donc là des tranches superposées de températures, ce que j'appellerai une stratification thermique très importante au point de vue biologique, qu'il s'agisse de la vie végétale ou animale au sol ou au voisinage immédiat du sol.
On a fait justement remarquer que les microclimats sont très différents pour deux insectes vivant sur le sable, une petite fourmi, par exemple, et tel Pimelia (Coléoptère Ténébrionide ) dressé sur des pattes de 2 centimètres de haut. Ils vivent en réalité dans deux tranches de températures différentes.
De même, l'existence de couches d'air très chaudes au contact du sol explique sans doute le comportement de certains Insectes Diptères thermophiles (Sarcophagides) qui, en été, sont appliqués sur le sol, les pattes largement étalées "comme s'ils voulaient se rapprocher le plus possible de la surface chauffante " cons­tate un zoologiste.

De son coté Mme Saint-GIirons rappelle que lézards et vipères s'aplatissent sur le sol afin d'utiliser la chaleur transmise par conduction.
De telles observations s'appliquent aussi aux végétaux.  Beaucoup de plantes des grèves de la Loire sont de forme couchée et ram­pante, soit à l'état normal (c'est leur morphologie habituelle), soit à titre transitoire lorsque leurs graines germent sur le sable surchauffé.

Tableau des principales formes prostrées des grèves de La Loire

I. Espèces à morphologie prostrée

Polygonum aviculare L.8ubep.rurivagu7n Jord. & subsp.arena8trum Bor.
Portulaca oleracea L.
Corrigiola littoralis L.
Herniaria glabra L.
I
lysanthes attenuata (Muhl.)Smali
I
lysanthes gratioloides Li.
(
Lindernia pyxidaria L.,p.p.)
Crypsis alopecuroides Schrader
CrypsiB schoenoides(L.)Lam.)
Paspalurn paspaiodes(Michx.)Scribner , p.p. ( longs rejets).

II.Espèces à formes prostrées transitoires (sur sable surchauffé)

Equisetum ramosissimum Des f.
Polygonum persicaria L.
Chenopodium polyspemum L.
Chenopodium glaucum L.
Chenopodium rubrum L.
Amaranthus lividus L.
Mollugo verticillata L.
Stellaria media (L.) Vill.
Cucubalus baccifer L.
Erodium cicutarium(L. )L'Hérit.
Lythrum salicaria L.
Lythrum borysthenicum (Schrank)Litv.
Veronica peregrina L.
Mentha pulegium L.
Filaginella uliginosa (L.)Opiz.
Scirpus supinus L.
Cyperus michelianus (L.)Link
Cyperus fuscus L.
Cynodon dactylon(L.)Pers.
Panicum capillare L.
Echinochloa crus‑galli (L.)Beauv.
Echinochloa muricata(Beauv.)Fernald.
Digitaria sanguinalis(L. )Scop.

Panicum capillare L

Les avantages d'un tel dispositif sont évidents :

- 1. Les espèces de régions chaudes trouvent dans le micro-climat des grèves les conditions favorables à leur installation et à leur maturation

- 2. S'agissant des grèves de la Loire, dont la durée d'assécheiment s'étale en moyenne de juillet à octobre, l'élévation de température au sol et au voisinage du sol, liée â une intense luminosité, accélère la germination, la croissance et le développement jusqu'à la maturation des grains, au-cours de cette période estivale parfois si brève délimitée par le retrait et le retour des eaux.

- 3. Enfin, le système foliaire des espèces prostrées étant appliqué au sol, la transpiration de la plante est notablement ralentie (fanaison retardée, atténuée ou évitée ) en raison de la situation des stomates à la face inférieure des feuilles. Il est vrai que dans quelques cas (la Renouée des oiseaux, Polgonuni aviculare subsp.arenastruln) la réduction de la surface foliaire donne l'impression que la plante est dépourvue de feuilles.

III - Analyse de la végétation des grèves, importance des cortèges thermophiles

Au-delà de leur régime thermique si original, les grèves constituent un milieu dont la mobilité et la fluidité sont un autre trait essentiel qu'il me faut évoquer brièvement.

Les changements visibles, d'année en année, nous sont bien connus. Ils sont sous la dépendance des débits et des transports solides, qu'il s'agisse de la situation, du dessin général des bancs de sable, de leur volume, de leur profil ou de leurs diverses variantes topographiques.

Les spécialistes de dynamique fluviale ont distingué ce qu'ils appellent les transports en solution (substances dissoutes), en suspension et les transports de fond.

Arrêtons-nous seulement à ces derniers. Les mesures effectuées sur la Loire orléanaise ont permis d'évaluer la vitesse de translation vers l'aval de certaines grèves.

Vitesse du courant
Progression des grèves
En m/min ------- En km/h
En m/jour
25 ---------- 1,5
0,7
30 ---------- 1,8
1,0
35 ---------- 2,1
2,6
56 ---------- 3,4
9,4
61 ----------- 3,7
10,7

Au-delà, la vitesse de translation fléchit, en particulier en raison de la montée progressive de la grève sur elle-même.

  A titre indicatif, j'ajouterai une autre donnée relative celle-là à la mesure du charriage de la Loire, évalué à Oudon, près d'Ancenis.
Pour une profondeur moyenne du lit de 1,80 m et une largeur de 450 m, le calcul montre que le transport solide atteint 242 m3 de sable par jour, soit 88 300 m3 par an, ce qui correspond à près de 200 000 tonnes de sédiments mobilisés (Y.Babonaux).
Le déplacement hivernal du matériel des grèves entraîne la translation estivale de la végétation dont elles sont le support. La fuite en avant des particules sableuses, c'est aussi la chevauchée sans fin des semences qui, par milliers, sont emportées par le fleuve de sable.
Dès lors, une carte de la végétation des grèves du lit mineur ne saurait être autre chose que le reflet d'une situation transitoire et saisonnière. Et il serait bien illusoire, d'une saison à l'autre, de tenter dans le lit mineur un repérage précis des espèces et des ensembles végétaux des sables.
Pourtant, au-delà de cette instabilité dans le détail, ce sont les mêmes traits généraux qui subsistent, réapparaissent et se relayent sans fin, sur des centaines de kilomètres, de la Loire supérieure à l'estuaire. Ils confèrent au lit de la Loire sa profonde unité physique, biologique et phytogéographique.

Quelles sont les plantes adaptées à un tel milieu ?

..................Chenopodium ambrosioïdes..................................... Datura stramonium................................................... Cyperus esculentus

La mobilité des sables, quant à elle, est impropre au développement d'espèces vivaces. Seules, peuvent s'implanter durablement celles d'entre elles qui produisent, dès la première année, un système radiculaire puissant donnant à la plante un ancrage satisfaisant en profondeur. Dans quelques cas, c'est l'association de deux ou plusieurs espèces qui assure l'assise et la stabilité nécessaires.
Ainsi, une graminée d'origine tropicale, le Paspalum paspalodes tisse, à l'aide de ses puissants rejets, un véritable tapis de sol, fixateur des sables. La zone consolidée permet alors l'implantation et la permanence de jeunes générations encore fragiles de saules et de peupliers.  Un tel processus fixateur peut, en outre, être là cause initiale de la création d'une île nouvelle.
Mais ce sont les plantes annuelles (thérophytes) dont les graines sont véhiculées par les courants et les sables qui répondent le mieux aux conditions requises.

L'analyse statistique le montre bien.

Telle association des vases asséchées, comme le Cypereturn micheliani, possède 30 espèces annuelles sur les 35 espèces recensées sur un carré de 4 m2.
De même, le Chenopodietum des grands bancs de sable montre un rapport analogue : 24 espèces annuelles sur 27 répertoriées.

 * * *

L'instant est venu d'évoquer l'origine géographique de la végétation des grèves ligériennes.

Le botaniste phytogéographe est celui qui s'attache à définir l'aire de répartition des espèces à la surface du Globe, c'est la raison d'étre et le but de cette science que l'on appelle la chorologie.
Le dépouillement des listes d'espèces de nos grèves révèle la présence, à coté des plantes locales dites indigènes, de trois groupes d'espèces exotiques.

1 - Un premier contingent est constitué d'espèces à caractère dit thermo-cosmopolite, c'est-à--dire de plantes qui recherchent la chaleur. Elles sont distribuées dans toutes les zones chaudes du Globe ou dans les zones tempérées offrant, ici et là, des secteurs, ou plus simplement des mésoclimats ou des microclimats, favorables à leur présence. C'est le cas de nos grèves et de leurs annexes.  Ce sont ces 13 espèces :

C,                    °Eguiseturn ramosissimurn Desf.(cf.prêsence au Sahara)
C,Po,Hy,          °Vallisneria spiralis L. (cosmop.-therrn.).
th,                    °Eragrostis pilosa(L.)Beauv. (subcosmop.-therm.).
th,                    °Eragrostiscilianensis(All.)F.T.Hubbbard(subcosmop.therm.)
C,Ex,Po,th,C    °Eragrostis pectinacea(Michx)Nees. (N.amér.).
H,                    Cynodon dactylon(L.)Pers.(paléo‑temp. et therm.).
C,Po,th,            Echinochloa crus-galli (L.) Beauv.(subcosmop. Therm.)
Ex,th,               °Echinochloa rnuricata (Beauv.)Fernald(N.amér.).
th,                    Tragus racemosus(L.)All.(subcosmop.-therm.) -
th,                    Setaria purnila(Poiret)Schultes(subcosrnop.-therm.).
th,                    Setaria verticillata(L.)P.B.(thermo-cosmop.Quézel,p.90).
th,                    °Crypsis alopecuroides(Piller&Mitterp.)Schrad.
th,                    °Crypsis schoenoides(L.)tam.(Médit.-atl.-Madagascar).

........................................................................................................................................................................Paspalum distichum

2 - Un deuxième lot d'espèces est originaire des zones tropicales et tempérées chaude.

C à TC,Hy,        Azolla filiculoides Lain. (Anér.trop. et temp.).
Hy,                    Azolla caroliniana Willd.(Amér.trop. et temp.).
Th,                     Arnaranthus lividus L. (régions chaudes et temp.).
th,                      Arnaranthus graecizans L. (Afr.médit.et trop.,Ozenda,p.221)
Ph,                     Acer negundo L. (N.amér.) ,gerrnin.
H,                      Epilobium adenocaulon Hausskn. (N.amér.) ,occasionnel.
th,H,                   Oenothera stricta Ledeb. (Chili) ,occas.
H2,                    Oenothera biennis L(N.aniér.),occas.
H2,                    Oenothera suaveolens Pers. (N.amér.) ,occas.
th,                      °Datura stramonium L. subsp.tatula L.(Amér.).
th,                      Nicandra physalodes (L.)Gaertn. (Pérou) ,occas.
th,                      °Veronica peregrina L.(Arnér.).
th,                      °Ilvsanthes attenuata(Nuhl.)Small. (N.amér.)
th,                      °Ilysanthes gratioloides Ll.(Arnr. du N. et Colombie).
H,                      Solidago gigantea Aiton (N.ainér.),occas.
Ex,H,                 °Aster novi‑belgii L.(N.amér).
Ex,H,                 °Aster lanceolatusWilld.(N.amér.).
Ex(?)AouV,       Erigeron annuus (L.)Pers. (N.aznér.) ,occas.
C,Ex,Po,th,         °Bidens frondosa L. (N.arnér.).
Ex,th,                 °Bidens vulgata E.L.Greene(N.ainér.).
Ex,th,                 Ambrosia artemisiifolia L. (N.axnér.)occas.
th,                      °Xanthiurn strumarium L. (Amér.) ,occas.
C ,Po,th,            °Xanthium orientale L. (Arnér.).
Ex,th,                 Galinsoga ciliata (Rafin.)S.F.Blake(S.et cent.amér.),occas.
C , th,                 °Cyperus xnichelianus(L.)Link.(rég.temp. jusqu'à Afr.trop.).
th,                      Digitaria ischaemum(Schreber)Muhl (rég.temp.et chaudes).
th,                      Setaria viridis (L.)p.B. (temp.subtro. ,Quézel,p.90).
Ex,th,                 °Echinochloa rnuricata(Beauv.)Fernald(N.amér.).

Oenothera biennis

Galinsoga ciliata

(22 espèces de cette liste sur 28, sont d'origine américaine, soit 78% de l'ensemble).

3 - Enfin, le troisième lot ci-après comprend les espèces d'origine tropicale ou subtropicale.

AC,Ex,th(V),        °Chenopodium ainbrosioides L.,subsp.suffruticosum (Wilid.) Thell. début XIXème
th,                        Amaranthus hybridus L. (Arnér.trop.et subtrop.) 1956
C ,Ex,Po,th,         °Amaranthus bouchoni Theil. (cent.arnér.?) 1945
th,                        °Mollugo verticillata L. (Arnér.trop.)  1957 
Ex, hydr,              Ludwigia peploides(Kunth.)P.H.Raven(pantrop.) 1979
Ex, hydr,              Egeria densa Planchon(S.arnér.),occas. 1970
Ex, V,                   °Cyperus esculentus L. (subtrop.) 1970 
Ex(?) H,               Cyperus eragrosEis Lain. (S.arnér.),localisé-occas. 1909
Ex, th,                  °Panicuin capillare L. (amér.) 1927 ?
TC,Ex,Po, H,      °Paspalum paspalodes(Michx)Scribner(amér.trop.) 1923

............................................................................................................................................................................................Paspalum paspalodes
Légende des signes :           

C,TC, : commune,trèscommune
Ex: en extension rapide
P0 : en populations souvent importantes.
V: vivace,   th : thérophytes (annuelles)
H: hémicryptophyte.
°: espèce exclusive ou préférente du lit mineur de la Loire

          Au total, ce sont 38 espèces appartenant à la flore des régions chaudes, subtropicales ou tropicales, qui entrent dans la formation des groupements végétaux des sables de la Loire.
L'analyse du groupement le plus représentatif de la végétation des grèves (association à Corrigiola littoralis et Chenopodiurn sp. pl.) montre que plus du tiers des espèces qui la composent appartiennent à l'une ou l'autre des listes précédentes.
Cette proportion est considérable et exceptionnelle pour la flore de la France.
Mais, au-delà d'une argumentation fondée sur des pourcentages et des données statistiques rigides, il me faut considérer l'importance réelle de l'occupation du sol des grèves par les plantes venues des régions chaudes.

En dehors des végétations mixtes qui témoignent d'un certain dosage et d'un équilibre relatif entre plantes exotiques et indigènes à l'intérieur des mêmes groupements (cf.listes ), les espèces exotiques souvent dotées d'une vitalité et d'une fertilité remarquables, se répandent et s'étalent sans fin dans les espaces libres du lit mineur ou s'imposent dans la compétition qui les oppose à la flore locale. Alors, elles parviennent à conquérir largement les grèves, les basses rives et les proches annexes du fleuve.
C'est ainsi qu'à partir de 1923, date de sa première installation dans le lit de la Loire, aux Ponts-de-Cé (pont St-Aubin), l'espèce tropicale Paspalum paspalodes a élaboré progressivement les vastes prairies dont le vert lumineux attire aujourd'hui le regard dans tout le paysage ligérien de la Touraine et de l'Anjou. Cet exemple est l'un des meilleurs, sans doute, mais d'autres Graminées (Eragrostis,Echinochloa), quelques amarantes (Amaranthus bouchoni), chénopodes ou Composées (Xanthiurn orientale) déploient désormais leurs végétations exubérantes en divers emplacements des grèves et des rives sur le cours de la Loire. Ce sera bientôt le tour pour d'autres "nouvelles venues", comme ce Ludwigia peploides, pantropicale, qui colonise puissamment depuis 1979 quelques sites humides proches des grèves.*

"Les nouvelles venues" : l'expression que je viens d'employer ne suggère-t-elle pas que la végétation de nos sables n'est pas immuable ?

Depuis toujours, en tous cas depuis qu'il y a des plantes sur la Terre, le mouvement des flores est une réalité permanente. Réalité de tous les jours, imperceptible, peut-être, aux yeux des non initiés, mais confirmée par l'analyse des paléontologistes, pour le passé, et celle des phytogéographes pour le présent.
Posons la question: la flore thermophile, la végétation tropicale des grèves, a-t-elle une origine ancienne ?
Pour les modifications les plus récentes, la réponse est contenue dans les documents laissés par les anciens botanistes, ceux du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Elle est donnée aussi par l'observation des faits par les botanistes actuels, témoins attentifs et fidèles de la vie des grèves.
Depuis le début du XXème siècle, c'est une centaine d'espèces nouvelles qui se sont ajoutées à la flore de l'Anjou. A lui seul, pendant la même période, le Val s'est enrichi de plus de 60 espèces inconnues des botanistes vigilants - les Bastard, Boreau, Bouvet, Préaubert, l'abbé Ny - qui ont illustré la science angevin,  la science tout court,  par leurs travaux.
La plupart sont des plantes de nos grèves. Toutes les espèces tropicales de la liste 3, sauf une (Chenopodium arnbrosioides), sont d'installation récente dans le lit de la Loire (dates sur la liste). J'ai dit que quelques-unes y sont aujourd'hui très communes.

Mon intention n'est pas de rouvrir ici le dossier des migrations végétales, sujet que j'ai eu l'occasion de développer devant le Congrès de la Fédération des Sociétés Savantes de Maine-et-Loire en 1959 (25 ans déjà), sujet qui mérite d'être actualisé.
Je rappellerai seulement qu'à l'origine du mouvement des flores, à l'époque contemporaine, il faut surtout voir le déplacement des hommes, l'extension extraordinaire de leurs possibilités et moyens de communication, les échanges qu'ils opèrent avec les régions les plus lointaines du Globe.
L'évolution actuelle du tapis végétal est en partie induite par l'Homme, qu'il s'agisse d'ailleurs des dégradations ou des apports de plantes nouvelles. C'est là un fait récent et considérable qui affecte l'ensemble de nos pays européens.
Parmi les nouvelles espèces migratrices, certaines trouvent dans notre Val de Loire le milieu thermique qui leur est favorable.
Voilà comment la Loire peut devenir chaque année et pour une brève salson un fleuve à tonalité tropicale, voilà pourquoi elle peut prendre cette physionomie de Niger, de Nil, d'Orénoque entrevue par Julien Gracq.

Alors, puisque j'ai ouvert mon propos en citant le poète de Saint-Florent-le-Vieil, pourquoi ne pas le terminer avec deux autres poètes ligériens ?

On a dit parfois que la Loire charrie plus de sable que d'eau, c'est vrai. Au cours de cet exposé, nous avons, en effet, vu et brassé beaucoup de sable. C'est pourquoi je pense encore à Alain Debroise et à son titre exotique si expressif : "Erg Occidental", dans Loire-Lyre.

" Sable intarissable,

  Sable,sable, tant de sable ,

Ton frère jumeau de sable,

Loire, grandit dans ton lit "

La trainée lumineuse de ce frère jumeau de sable d'or (car c'est elle la Loire tropicale) fait le bonheur, n'en doutez pas, de ceux qui se penchent sur les multiples aspects de la vie des grèves de la Loire comme de tous ceux qui aiment redire après - et avec - Maurice Genevoix :

"J'aime la Loire pour la beauté dont elle comble mes yeux, pour les courbes molles de ses rives, pour les grèves ardentes que le soleil fait trembler, les grèves mauves à l'ombre des osiers, les grèves bleues sous le clair de lune"

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